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Variations sur la loi divine

Feuerbach défend une thèse qui me semble extrêmement puissante. Platon posait déjà il y 2,500 ans une question fondamentale à propos de la nature des normes morales dans son ouvrage l’Euthyphron. Une chose est-elle pieuse parce qu’elle est aimée des dieux ou est-elle aimée des dieux parce qu’elle est pieuse ?[i]

En termes contemporains, la question de Platon peut se formuler de la façon suivante : Dieu a-t-il choisi une norme morale parce qu'elle est juste ou est-elle juste parce qu'elle a été choisie par Dieu ? Il s’agit d’une énigme de croyants. Cette question est insensée dans une perspective naturaliste. Pensons à l'avortement ou au mariage gai. L'avortement et le mariage gai aux yeux d'un croyant catholique conservateur sont immoraux parce que tel est l’avis de Dieu. Ainsi le proclame l’Église catholique. Mais le sont-ils parce que Dieu l'a voulu ainsi ou Dieu l'a-t-il voulu ainsi parce que l'avortement et le mariage gai sont in se immoraux ? Dans le premier cas, il faut envisager que le mariage gai par exemple serait moral si Dieu en avait décidé autrement. Dans l'autre cas, Dieu a choisi la norme contre le mariage gai parce qu'elle est correcte et parce qu'il est, disons, assez clairvoyant pour s'en rendre compte. Il n'y a ici, en toute logique, qu'une seule réponse possible. Or, comme le souligne le philosophe Alex Rosenberg, « presque tout le monde, y compris les croyants radicaux, préfère le deuxième scénario. Personne ne veut admettre que nos normes morales les plus importantes sont correctes et moralement vraies seulement parce qu’elles nous ont été dictées par Dieu, même par un Dieu omniscient et bienveillant... Si tout ce qu’il dit devient moralement juste seulement parce qu’il le dit, alors il aurait pu rendre correcte la norme opposée par un simple acte de volonté. Cela ne peut être possible[ii]. » 

La psychologie et la neurobiologie se sont intéressées à cette subtile question. Allons voir si la science donne raison à Rosenberg. 

La psychologie     

Comme l'exprime l’expert Nicolas Baumard, « sans nier l’influence de la tradition, il convient donc de noter qu’elle est limitée par la force de nos intuitions morales. Turiel et son équipe (1983) ont ainsi montré que les enfants rejettent l’autorité des adultes lorsqu’elle va trop fortement à l’encontre de leurs intuitions ». Des études équivalentes au Nigeria, en Indonésie et en Corée du Sud ont conclu de la même façon. Un comportement qui fait du tort à autrui (frapper un autre enfant, voler quelque chose) est jugé immoral même si les enseignants et les parents le jugent acceptable. En revanche, d’autres comportements sont acceptés plus facilement comme ne pas venir en pyjama à l’école ou parler en classe car ils n’entrent pas en conflit avec les intuitions des enfants : ils sont acceptables si les autorités compétentes les jugent tels ou s’ils font l’objet d’un consensus. Même dans des cultures très religieuses comme les Amish ou les Juifs orthodoxes des Etats-Unis, où l’autorité pèse encore davantage, les enfants résistent aux jugements les plus contre intuitifs[iii]. »  

Voici un court extrait de l'expérience de Turiel :  

Le psychologue demande aux enfants : « Supposons que Dieu ait écrit dans la Torah que les Juifs peuvent voler. Serait-il alors acceptable de voler ? 

- Non répondent les enfants.  

- Pourquoi ?  

- Même si Dieu le dit, nous savons qu’il ne peut vouloir dire une chose pareille, parce que nous savons qu’il est très mal de voler. Nous savons qu’il ne peut vouloir dire ça. C’est peut-être un test. Nous savons en tous cas que ce n’est pas ce qu’il veut dire. 

- Pourquoi Dieu ne voudrait-il pas dire ça ? 

- Parce que Dieu est très bon – il est absolument parfait. 

- Et parce qu’il est parfait, il ne dirait pas qu’on peut voler ? Pourquoi pas ? 

- Eh bien, les gens ne sont pas parfaits mais ils comprendraient. Nous ne sommes pas bêtes. Nous comprenons quand même que voler est mal[iv]. »  

L’autorité ou la coutume ne sont pas suffisantes pour nous convaincre d’aller contre nos intuitions. Il faut donc distinguer l’influence de la coutume de celle du sens moral. 

La neurologie 

Une subtile expérience a démontré que les croyants font de l’autoréférence lorsqu’ils prêtent à Dieu des positions sur des questions comme l’avortement ou le mariage entre personnes de même sexe[v]. Ainsi résume-t-on les conclusions de cette recherche dans une revue spécialisée : « Le fait de penser à Dieu active des zones du cerveau connues pour sous-tendre la “pensée autoréférentielle”. Ces zones s’activent quand on parle de soi, qu’on exprime son opinion ou qu’on développe ses analyses, mais restent silencieuses lorsqu’on évoque les autres. En fait, chez les croyants, les zones du cerveau actives quand ils pensent à Dieu et à eux sont exactement les mêmes ! La Bible affirme que Dieu a créé l’homme à son image. Aujourd’hui, les neurosciences porteraient plutôt à croire que c’est l’inverse, et que l’homme crée chaque jour Dieu à sa propre image[vi]. »  

Deux recherches indépendantes et de natures différentes confirment la thèse de Rosenberg. Ces convergences sont fascinantes et leurs conclusions ne peuvent pas être écartées à la légère. L’origine naturelle de la moralité humaine ne fait plus l’objet de discussion parmi les spécialistes. Dans les débats entre experts sur l’origine et la nature de la moralité, aucun ne soutient que la moralité humaine serait d’origine surnaturelle, ou que, à moins d’être éclairé par la révélation chrétienne, l’homme blessé par le péché serait incapable de s’imposer des règles morales dignes de lui. Personne ne s’intéresse à la grâce divine. L’interrogation de saint Thomas d'Aquin au sujet des lois naturelles avant le péché originel apparaît aujourd’hui comme une excentricité. Alors qu'auparavant, la psychologie s'intéressait par exemple à explorer le développement moral chez l'humain, la science s'est emparée du sujet sous un autre angle, par le biais de plusieurs disciplines dont la psychologie évolutionniste, l’anthropologie, l'éthologie, la neurobiologie et l'imagerie cérébrale. Le point commun de toutes ces disciplines est d'avoir replacé l'étude de l'origine et de la nature de la moralité dans le cadre de l'évolution et d'avoir remisé le dogmatisme religieux au grenier des idées dépassées. Voici de brefs extraits du Catéchisme de l'Église catholique : l'homme au Paradis, un état de sainteté et de justice originelle, la participation à la vie divine avant le péché originel, participation pendant laquelle l'homme ne devait ni mourir, ni souffrir, l'harmonie de l'humain avec toute la création,  où le travail n'est pas une peine, la chute, le mystère de l'iniquité, le péché des origines, l'histoire humaine marquée par la faute originelle librement commise par nos premiers parents, la perte de la grâce de la sainteté originelle, la mort qui fait son entrée dans l'histoire de l'humanité, le péché personnel d'Adam et Ève qui affecte la nature humaine tout entière. Rien de cela ne retient maintenant l’attention des spécialistes. 

Hans Küng a bien vu l’autre regard de Feuerbach qui dénonçait une Église et une théologie défendant Dieu au détriment de l’homme, l’au-delà aux dépens de l’ici-bas.  Augustinisme, jansénisme, piétisme, puritanisme protestant, immense tradition néo-platonicienne, tout cela dévalorise la nature, l’homme corporel, sensible, et surtout la femme. Il s’agit là de critiques pertinentes de Feuerbach selon Küng. Et ce dernier en rajoute : le spiritualisme ennemi des sens, l’abaissement de l’homme devant Dieu, les châtiments corporels, le rejet de l’amitié, du plaisir et de la sexualité.  

Selon Küng, et je suis d’accord : « Toutes choses dont on ne saurait rendre Jésus responsable ? Tout bien considéré, ne s’agissait-il pas davantage d’anéantir le Je que de se tourner vers le Tu, c’est-à-dire d’une ascèse aux dépens de l’humain et de la vie interhumaine ? N’avait-on pas l’impression universelle que Dieu n’était possible qu’aux dépens de l’homme, l’être chrétien aux dépens de l’être-homme ?[vii]  » 

La source 

La thèse athée de Feuerbach est tout aussi irréfutable que la thèse croyante quoique l’origine naturelle de la moralité humaine ne fasse plus débat. La discussion sur la source ultime, - Dieu serait-il à l’origine de l’évolution qui a permis l’irruption naturelle de la solidarité universelle ? -, ne devient plus ici que discussion à jamais insoluble à propos d’un mystère.  Mais ce mystère, et telle me semble la thèse centrale du roman Le Dieu de Tobie, doit-il nous paralyser ? Je veux approfondir la métaphore de la source mais avant de le faire, un petit détour est nécessaire. 

Le sage Mencius, penseur confucianiste mort autour de l’an 289 avant notre ère, avait compris la nature profonde de la motivation morale chez l’humain : « Quand je dis que l’esprit de tous les hommes ne peut supporter de voir la souffrance des autres, ce que j’entends peut être illustré ainsi. Même de nos jours, si des hommes voient brusquement un enfant qui va tomber dans un puits, ils ressentiront tous, sans exception, un sentiment d’alarme et de détresse. Et ceci, non comme un moyen par lequel ils pourraient se gagner la faveur des parents de l’enfant, ou éviter le discrédit qui s’attacherait  à leur réputation s’ils demeuraient indifférents. De cela nous pouvons conclure que le sentiment de commisération est essentiel à l’homme[viii]. »

Mencius avait raison. Des spécialistes contemporains arrivent à la même conclusion : « Personne ne niera que la pression du contrôle social pousse les gens à coopérer mais cela n’empêche pas que les expériences menées de manière précautionneuse (précisément celles qui évitent d’intégrer tout indice de contrôle social) permettent réellement de mettre en évidence des motivations de nature altruiste ou du moins pro-sociales chez les êtres humains[ix]. » 

« Un épisode de compassion est une réaction à un ensemble de circonstances comme le fait d’être témoin de la souffrance d’autrui. Cet épisode de compassion se caractérise par un certain état du système neuronal et endocrinien ainsi que par une expression faciale spécifique de la compassion. Enfin, un sujet compatissant sera motivé à venir en aide à l’individu qui souffre. Vu sous cet angle, un phénomène émotionnel altruiste doit être conçu comme un ensemble d’événements intimement liés les uns aux autres ; et une réaction émotionnelle révèle un mécanisme psychologique qui se met en branle face à certains inputs et produit certains outputs. Il me semble que réfléchir de cette manière permet de faire taire un certain nombre d’interprétations égoïstes de notre motivation à agir[x]. »  

 « Lorsque l’on cherche à expliquer des phénomènes d’un point de vue évolutionnaire, il est très utile de réfléchir en termes de causes proximales et de causes ultimes. Les causes proximales sont celles qui agissent du vivant de l’organisme. En revanche, les causes ultimes renvoient à un temps antérieur à la vie de l’organisme : au temps de l’histoire de l’espèce. Considérons l’exemple d’un homme qui sauve un enfant de la noyade. Une explication en termes proximaux dirait que l’homme a fait cette action parce que la détresse de l’enfant l’a touché ; la compassion qu’il a ressentie à l’égard de cet enfant l’a poussé à se jeter à l’eau pour le sauver. Une explication en termes ultimes par contre pourrait être celle-ci : l’homme a sauvé l’enfant parce qu’au cours de l’évolution génétique et culturelle des êtres humains de la région dans laquelle il a grandi, les individus ont acquis la capacité de ressentir de la compassion face à la détresse d’autrui ; ce mécanisme psychologique qui incite à aider autrui a évolué parce qu’il s’avère évolutionnairement avantageux pour l’espèce humaine. Lorsqu’il est question de déterminer les motivations particulières qui ont causé l’action d’un agent, il faut penser en termes de causes proximales tout en gardant à l’esprit qu’à l’échelle de l’évolution, les mécanismes sous-jacents aux motivations particulières peuvent trouver une explication en termes d’avantages adaptatifs. Pour ce qui est de l’altruisme psychologique, nous avons vu que les mécanismes proximaux sont les émotions altruistes[xi]. » 

Je propose comme illustration de cette conclusion notre appétence pour le sucre. L'humain aime le sucre et les fruits qui en contiennent. Pourquoi sur le plan évolutionnaire ? Ce n’est pas parce que l'on décide d'une façon résolue et réfléchie d'ingérer des glucides complexes excellents pour la santé. Il reste que ce n'est pas un hasard non plus si on aime le sucre. Dans le monde ancestral, le sucre n'était pas obtenu par l'achat d'un kilo au supermarché. C'est une adaptation à l'environnement de nos ancêtres. Ceux qui aimaient le sucre consommaient des aliments plus riches en énergie. Ils vivaient mieux, plus longtemps et se reproduisaient plus que les autres, laissant des descendants avec ce même goût pour le sucre. Nous retrouvons ici l’intérêt sous l’angle de l'évolution parce que le sucre, donnant de l'énergie, est favorable biologiquement et la motivation psychologique, notre attirance pour le sucre. Nous n'aimons pas le sucre parce que nous sommes des nutritionnistes, des spécialistes de la biochimie ou de la biologie. Nous en aimons le goût tout simplement parce que cela nous a été légué par l'évolution. 

Pensons maintenant à la morale. Notre appétence pour un comportement altruiste est l'analogue de notre goût pour le sucre.  Nous ne sommes pas altruistes pour des raisons scientifiques, parce que nous avons lu les meilleurs traités sur le sujet, que nous avons été convaincus rationnellement par des livres de bienséance ou parce que Dieu nous aurait dit de l’être. En fait, ce que nous ressentons, c'est du plaisir à aider les autres. Les philosophes du sens moral comme Hutcheson, Shaftesbury, Smith ou Hume avaient pressenti il y a plus de deux siècles, et c’est absolument remarquable, des idées qui s'apparentent à ce que j'explique ici : les causes finales, ou ultimes (l'appétence pour le sucre parce qu'il est avantageux sur le plan évolutif en termes de survie) et les causes efficientes, ou proximales (l'attirance de l'humain pour le sucre). 

Bref, lorsque l’homme dans l’exemple de Mencius se jette à l’eau pour sauver l’enfant de la noyade, il le fait indépendamment de toute la science qui l’explique, de toute l’histoire évolutive et de toute divinité, tout comme lorsqu’il mange du sucre.  Cela n’est pas sans conséquence pour la métaphore de la source. Quand j’ai soif, je l’étanche en allant au puits et qu’importe si j’ignore l’origine de la source, les subtilités de l’hydrologie, de la topographie ou de l’hydrogéologie. Qu’importe même que les experts ne s’entendent pas sur l’origine de la source. Je le redis. La discussion sur la source, - Dieu serait-il à l’origine de l’évolution qui a permis l’irruption naturelle de la solidarité universelle ? -, ne devient plus ici que discussion sur un mystère à jamais insoluble. Et l’homme mangera des fruits, et celui de Mencius sauvera l’enfant pendant que les experts et les théologiens discuteront. Je pense personnellement, inspiré ici par le philosophe Gilbert Harman et sa variante du rasoir d'Occam qu'il appelle l'argument de l’impotence explicative, que s’il est possible de rendre compte de notre activité et pensée morales à l’aide d’une ontologie légère qui fait usage de simples faits psychologiques et sociologiques, il n’est pas raisonnable (au mieux c’est superflu) de postuler l’existence d’entités ontologiquement opaques comme des  propriétés Idéelles ou surnaturelles[xii]

Selon les croyants, Dieu serait à l’origine de l’origine naturelle de la moralité humaine. Hypothèse irréfutable, tout autant que celle de Feuerbach.  Jamais le sceptique ne pourra éliminer l’hypothèse que Dieu est à l’origine de l’irruption évolutive de la moralité humaine mais je le répète : la discussion sur la source est intéressante certes, mais l’important, c’est d’y boire. Encore une fois, au cœur du mystère, comme nous y invite le roman de Thomas, le débat insoluble sur l’origine de la source affecte-t-il notre devoir de solidarité universelle ? Le christianisme a impitoyablement a contaminé l’imaginaire occidental de dogmes et de fantaisies intellectuelles peu crédibles : nature humaine déchue, péché originel, jugement dernier, grâce divine, enfer et autres. Il me semble que le rejet de cette mythologie et de cette conception déprimante d’une humanité déchue rachetée par un bien invraisemblable salut dans un au-delà encore plus hypothétique contribue à raffiner notre compréhension de la nature humaine, en toute objectivité, et à ne pas occulter la capacité morale naturelle humaine. Rien ne contraint à se résigner, tête basse et dos courbé, à ce que certains penseurs ont décrit comme le désenchantement du monde, comme s’il s’agissait là du mot final, ultime et définitif de notre rapport au monde. Une autre voie apparaît, qui n’assombrit pas l’horizon humain, mais l’éclaire d’un jour naissant. Il faut « manifester l’exigence d’un Sens absolu de la destinée humaine, faire, précisément, de la mise en scène d’un monde désormais cassé, coupé de la transcendance, occupé de ses propres lois immanentes et rétif à toute harmonie cosmologique, le moyen de poursuivre "le combat entre toi et le monde", c’est-à-dire en faire le moyen de nourrir la lutte de la personne humaine pour affirmer sa valeur absolue, contre les forces qui la menacent de meurtre ou de dissolution (…) "Seconder le monde", c’est aussi peut-être lui venir en aide, pallier son insuffisance en lui ajoutant le fruit de son propre travail, comme l’art seconde et parachève la nature. Ainsi, qui "seconde le monde" intervient sur le cours du monde, agit sur lui, lui ajoute quelque chose, ne serait-ce qu’en lui faisant signifier l’exigence d’un Sens[xiii]. » 

L’historien André Burguière résume le paradigme du roman de Thomas qui est aussi le mien : « L’homme n’est pas rivé à une vallée de larmes dans l’attente d’un bonheur qu’il trouvera dans l’au-delà. Il doit prendre la mesure de sa condition pour construire son humanité, afin d’apprendre à résister à ce qui menace de l’avilir et à préserver du néant cette part de lui-même qu’on appelle l’âme ou la conscience de soi[xiv]. » 

Feuerbach prétendait que « la distinction entre ce qui est humain et ce qui est divin n’est qu’illusoire, (qu’) elle n’est pas autre chose que la distinction entre l’essence de l’humanité, entre la nature humaine et l’individu, que par conséquent l’objet et la doctrine du Christianisme sont humains et rien de plus[xv]. »  

« La religion, du moins la religion chrétienne est l’ensemble des rapports de l’homme avec lui-même, mais comme si ce lui-même était un être différent du sien. – L’être divin n’est pas autre chose que l’être de l’homme délivré des liens et des bornes de l’individu, c’est-à-dire des liens du corps, de la réalité que cet être objectivé, c’est-à-dire contemplé et adoré comme un être à part. Toutes les déterminations de l’essence divine sont par conséquent des déterminations de l’essence humaine[xvi]. » 

Feuerbach voyait en l’amour l’essence cachée du véritable christianisme mais selon lui, la foi y avait perverti l’amour. Feuerbach s’en explique dans l’un des appendices à L’essence du christianisme : en raison du caractère fanatique de la foi, l’amour chrétien devient un amour restreint et « le commandement de l’amour des ennemis s’étend seulement aux ennemis personnels, non aux ennemis de Dieu, aux ennemis de la foi[xvii]. »

Henri Arvon a commenté la pensée de Feuerbach : « La thèse de Feuerbach voit comme une dernière étape dans le cheminement de l’humanité, celle de l’anthropologie où l’homme « procède à une réappropriation de son essence. L’homme sait dorénavant que le rapport entre l’homme et Dieu n’est rien d’autre qu’une projection du rapport qui existe entre l’être humain et l’espèce humaine[xviii]. » 

Jacques Musset m’inspire beaucoup. Il propose une autre façon de penser la source et elle aboutit tout autant aux mêmes exigences morales dégagées des subtilités théologiques stériles et des questions insolubles. Croyant, Musset est tout aussi proche de Tobie que de Raphaël Thomas. Au cœur de l’aventure d’humanisation loge ce que Musset appelle une exigence de vivre en vérité dans toutes les dimensions de son existence. Il déploie cette exigence fondamentale en exigences plus particulières dont certaines retiennent mon intérêt : exigence tout d’abord de lucidité, sur sa manière d’exister, sur les héritages qui nous conditionnent, exigence de vivre vrai dans sa relation avec autrui, exigence qui invite à l’écoute, au respect, au pardon, à la remise en cause personnelle, exigence de probité intellectuelle dans sa recherche spirituelle, dans l’appropriation chez les croyants de leur tradition religieuse, « ce qui a pour conséquence de ne pas mettre de limites à ses questionnements ni au chemin à parcourir[xix]. » 

Musset pose la grande question : « qu’est-ce qui autorise à postuler une Source extérieure à soi, bien qu’intimement liée à soi, pour rendre compte du sentiment de dépassement, de ‘’transcendance’’, de plénitude, expérimenté aux heures de vérité de son existence pleinement humaine ?[xx] » 

La réponse dépend de chacun, dit-il. Athéisme ou croyance, ces deux réponses sont des actes de foi, « c’est-à-dire des convictions intimes car l’une et l’autre ne sont pas démontrables par de arguments qui emporteraient d’emblée l’assentiment (…) Chacun a des raisons qui lui sont propres de pencher d’un côté plutôt que de l’autre[xxi]. »  

L’agnosticisme, comme troisième position possible, est aussi respectable dit Musset, « si elle se situe dans une conduite questionnante au cœur d’un souci de vivre vrai et de penser juste[xxii]. » 

Nommer la source est second poursuit Musset en ce sens que « les différentes voies spirituelles, religieuses ou laïques, ne sont pas des buts en soi mais des moyens au service de l’humanisation des êtres et du monde[xxiii]. »

 « Chacune n’est qu’un chemin singulier, ajoute-t-il. L’oublier et prétendre détenir la vérité ultime, c’est aller vers le totalitarisme ». Les voies spirituelles dit Musset, doivent sans cesse se ressourcer à leur message originel en le réinterprétant dans la modernité du temps. « Ce message, né dans des conditions culturelles, religieuses, politiques, sociales singulières a sans cesse besoin d’être actualité, donc recréé en quelque sorte[xxiv]. » 

C’est là une grande part de l’ambition de Tobie. Je suis d’accord avec George Steiner : « affirmer que nous avons atteint le lieu où les modèles culturels ou événementiels du passé ne nous sont plus d’aucun secours n’est pas une figure de style[xxv]. »  




[i]Euthyphron, Platon, Artyuiop, traduction de Maurice Croiset, p. 22 à 24, disponible en ligne.

[ii]A. Rosenberg, «Le nihilisme à visage humain», dans A. Masala et J. Ravat (dir.), La morale humaine et les sciences, Paris, Matériologiques, 2011, p. 376.

[iii]Nicolas Baumard, Une Théorie naturaliste et mutualiste de la morale, Thèse de doctorat, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 2008, p. 56, disponible en ligne.

[iv]Ibid., p. 57.

[v]Nicholas Epley, Benjamin A. Converse, Alexa Delbosc, George A. Monteleone, et John T. Cacioppo, Believers' estimates of God's beliefs are more egocentric than estimates of other people's beliefs, Proceedings of The National Academy of Sciences of the United States of America, no 51, vol. 106, 22 décembre 2009, p. 21533-21538, disponible en ligne.

[vi]Cerveau et Psycho, numéro 37, Janvier-Février 2010, p. 9.

[vii]Hans Küng, Dieu existe-t-il ? Paris, Seuil, 1981, p. 253.

[viii]Nicolas Baumard,  (2002), opus cit. p. 90-91.

[ix]Christine Clavien, L'éthique évolutionniste : de l'altruisme biologique à la morale, Thèse de doctorat : Université de Genève, 2008, p. 146, disponible en ligne.

[x]Ibid., p. 153-154.

[xi]Ibid., p. 157.

[xii]Cité dans Christine Clavien, Chloé Fitzgerald, Le réalisme métaéthique face à la science : un rapport conflictuel, Klēsis, Revue philosophique, 2008, vol. 9, p. 157-179, p. 163, disponible en ligne.

[xiii]Danielle Perrot-Corpet, Cervantès lecteur de Kafka : sur la construction d’une certaine exemplarité du Quichotte depuis la seconde guerre mondiale, par. 9, dans Littérature et exemplarité,sous la direction de Alexandre Gefen, Emmanuel Bouju, Marielle Macé et Guiomar Hautcoeur, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, OpenEdition Books, disponible en ligne.

[xiv]André Burguière, Le salut par l’engagement dans le monde, Revue Le Nouvel Observateur, La sagesse aujourd’hui, Hors-Série, Numéro 47, Avril-Mai, 2002, p. 14.

[xv]Ludwig Feuerbach, L’essence du christianisme, Paris, Librairie internationale, A. Lacroix, Verboeckhoven, et Cie Éditeurs, 1864, p. 38, disponible en ligne.

[xvi]Ibid.

[xvii]Cité dans Jean-Christophe AngautBakounine, jeune hégélien, De la moralité à l’éthicité, Lyon, ENS Éditions 2007, OpenEdition Books, par. 8, disponible en ligne.

[xviii]Henri Arvon, Feuerbach, Paris, PUF, 1964, p. 35

[xix]Jacques Musset, Repenser Dieu dans un monde sécularisé, Paris, Karthala, 2015, p. 108.

[xx]Ibid., p. 109.

[xxi]Ibid., p. 110.

[xxii]Ibid.

[xxiii]Ibid., p. 111.

[xxiv]Ibid.

[xxv]George Steiner, Oeuvres, Paris, Quarto Gallimard, 2013, p. 379.