« Le meilleur livre est celui qui nous apprend le mieux ce que nous sommes et ce que nous devons être; car cette science vaut mieux que toutes les autres ensemble[i]. »
Si tu t'interroges
Sur le secret des choses
Si devant l'inconnu tu ne sais que penser
Si on ne répond pas
Aux questions que tu poses
Amène-toi chez nous, je saurai t'écouter
La vérité m'échappe
Je n'en sais pas grand'chose
Mais peut-être qu'à mille nous saurons la trouver...
Viens !
(Jacques Michel)
Je ne suis pas théologien, ni poète, écrivain ou philosophe. En quête de vérité comme tout un chacun, je sais que jamais je la trouverai mais je ne refuse aucune invitation à interroger le secret des choses. Le Dieu de Tobie de Raphaël Thomas m’a beaucoup touché.
Fréquemment, le lecteur s’approprie le livre qu’il lit et particulièrement comme ici, lorsque l’œuvre est ouverte au sens où l’entendait Umberto Eco : « une pluralité de signifiés qui coexistent en un seul signifiant[ii]. »
Eco a emprunté le concept d’œuvre ouverte « pour en faire l’expression d’une dialectique nouvelle entre l’œuvre et son interprète[...] Une œuvre d’art, écrit-il, est d’un côté un objet dont on peut retrouver la forme originelle, telle qu’elle a été conçue par l’auteur, à travers la configuration des effets qu’elle produit sur l’intelligence et la sensibilité du consommateur : ainsi l’auteur crée-t-il une forme achevée afin qu’elle soit goûtée et comprise telle qu’il l’a voulue. Mais d’un autre côté, en réagissant à la constellation des stimuli, en essayant d’apercevoir et de comprendre leurs relations, chaque consommateur exerce une sensibilité personnelle, une culture détermine des goûts, des tendances, des préjugés, qui orientent sa jouissance dans une perspective qui lui est propre. Au fond, une forme est esthétiquement valable dans la mesure où elle peut être envisagée et comprise selon des perspectives multiples, où elle manifeste une grande variété d’aspects, et de résonance sans jamais cesser d’être elle-même[iii]. »
Le roman de Raphaël Thomas m’apparaît esthétiquement valable au sens de Eco. Je le lis aussi comme une chaleureuse proposition, humble et sans prétention, pour nous resserrer tous, autant que nous sommes, autour de l’éternelle quête de vérité. C’est là pour moi tout son intérêt. J’exprimerai dans les pages qui suivent ma résonance toute personnelle avec Le Dieu de Tobie et pour la décrire, j’insisterai sur quelques idées qui m’ont particulièrement inspiré.
La nature et la forme du roman Le Dieu de Tobie
J’ai tout d’abord lu ce roman comme un roman à thèse. Il s’agit d’un genre souvent perçu avec sévérité mais je ne suis pas de cet avis. Je crois à la solidarité, à la complémentarité du roman et de l’essai. Alors que l’essai se caractérise par l’affirmation soutenue d’un point de vue personnel auquel l’auteur se résout à demeurer fixé, le roman souvent se révèle plus souple. Comme ici. Au travers de la liberté des personnages, de leurs interactions, des dialogues, de l’intrigue, le roman, comme Le Dieu de Tobie en offre un bel exemple, exprime plus subtilement l’ambiguïté, le doute, l’incertitude, l’irrésolution, le mystère face aux grandes interrogations humaines. La polyphonie des voix dans Le Dieu de Tobie ouvre une perspective plus large que l’opiniâtre monodie de l’essai. Je ne lis pas ce roman comme la plaidoirie obstinée d’une seule partie mais plutôt comme l’expression fine et respectueuse des deux côtés du prétoire. Yves Gingras, un des plus compétents penseurs du Québec à ce sujet, ne croit pas au dialogue entre la science et la religion. Selon lui, l’invitation au dialogue vient plutôt du côté de la religion[iv].
Raphaël Thomas lève un subtil drapeau blanc pour tenter de contourner cet impossible dialogue en invitant les vis-à-vis sur un terrain plus neutre, susceptible de les réconcilier. Réussira-t-il ? J’en doute un peu. L’auteur partage peut-être mon doute puisque Tobie meurt assassiné mais le noble effort de Thomas est digne de respect. J’ai lu aussi ce roman comme un polar métaphysique, une forme nouvelle pour moi. Au fil des pages, le propos conciliateur se précise, fruit d’un long mûrissement de Tobie jusqu’à la proposition finale. Ce cheminement intellectuel est décrit avec un rythme soutenu, haletant parfois, qui donne à l’allure générale du roman celle d’une course contre la montre au travers de méandres métaphysiques subtils. Ce n’est pas banal.
Je l’ai lu comme une dystopie. Tobie est l’objet d’un attentat mortel et la suite de son projet reste obscure. J’y vois enfin une tragédie contemporaine. Le catholicisme traditionnel n’est pas une tragédie, bien au contraire, il la rejette. L’angoisse, la misère, les embûches naturelles de l’espèce humaine sont écartées, subsumées par l’amour de Dieu et ses récompenses promises dans un au-delà réconciliateur avec le monde d’ici-bas. La mort horrible de Jésus est transfigurée par sa résurrection et sa montée au Ciel selon la tradition, promesse étendue à l’humanité tout entière. Cette mythologie chrétienne n’est plus aussi prégnante en Occident. Le Dieu de Tobie l’exprime bien et l’intrigue s’apparente plutôt à une tragédie antique : nul dieu ne sauve des drames de la condition humaine. Tobie chantre de la solidarité universelle meurt victime de la violence d’un croyant et aucune promesse métaphysique ne vient adoucir sa mort brutale ou la justifier par un au-delà réconciliateur. Je ne lis pas pour autant Le Dieu de Tobie comme une démonstration rationaliste. Dans le roman, il n’y a aucune naïve illusion, aucune allusion, ne serait-ce qu’en filigrane, à une histoire humaine toute tracée qui s’apparenterait au caricatural matérialisme historique. Aucun ersatz d’ici-bas historiquement nécessaire n’est évoqué pour se substituer à l’avènement certain du Royaume des Cieux promis par le christianisme. Tristement, la solidarité universelle comme projet collectif est rejetée violemment par l’aveuglement et le totalitarisme croyants. L’amour a causé la mort de mon fils dit la mère de Tobie[v]. C’est là la plus terrible des tragédies : la foi aveugle et brutale tue ceux qui cherchent au-delà du dieu mystérieux.
De Tobie et de Thomas
Dans Le Dieu de Tobie, au contraire de ce que dit Gingras, ce n’est pas le croyant qui cherche à dialoguer mais l’athée Raphaël Thomas, auteur, de par la voix de Tobie, le personnage principal de son roman. L’athéisme de Thomas n’est pas celui que dénonce avec raison Romain Gary : « le mot "athée" m’est insupportable ; je le trouve bête et étriqué il sent la mauvaise poussière des siècles, il fait vieux jeu et borné d’une certaine façon bourgeoise et réactionnaire que je ne peux pas définir, mais qui me met hors de moi, comme tout ce qui est satisfait de soi et se prétend avec suffisance entièrement affranchi et renseigné[vi]. » Thomas, dont « le scepticisme est dépourvu de toute hostilité envers les croyants[vii] »,serein, est loin d’être vieux jeu, bête ou étriqué. Il ne cède pas pour autant dans son athéisme mais accueille avec simplicité et délicatesse, admiration même, ce Tobie si différent de lui. L’homosexualité de Tobie n’est pour moi qu’un détail secondaire qui souligne l’acceptation inconditionnelle de Raphaël Thomas et son absence de préjugé. Par surcroît, l’athée ici, en aucun moment n’adopte une attitude qui pourrait laisser croire qu’il se prétend avec suffisance entièrement affranchi et renseigné. L’exergue est clair : « À tous ceux qui cherchent[viii]. »
Il y n’a chez Thomas qu’un seul moment d’irritation : « Je déteste, dit Raphaël, les croyants qui tentent de récupérer les athées, se disant eux-mêmes "athées de faux dieux"[ix]. »
Je suis de l’avis de Raphaël. Plusieurs croyants ont cette étrange manie d’attribuer aux athées une foi inconsciente, implicite, inavouée, une foi qui s’ignore, une foi purificatrice de Dieu ou parfois même, une crise passagère, une révolte face à une église jadis trop puissante, et même une manifestation d’orgueil. Le croyant tire parfois l’incroyant vers lui, incapable de concevoir qu’on ne puisse croire en son dieu. Récemment, un interlocuteur croyant me disait sur un ton triomphant que l’athée est plus près du Dieu véritable que le croyant. Ce n’est pas là le plus subtil moyen de dialoguer ou de comprendre l’autre. Il m’apparaît plus raisonnable de s’inspirer du sens commun et des psychologues : s’assurer de ce que pense le vis-à-vis au lieu de jouer aux bateleurs des esprits. L’incroyance est l’objet de publications de très haut niveau. Pas une seule virgule de tous ces écrits n’appuie l’attitude que dénonce Raphaël. Dans la même foulée, une autre remarque de ce dernier a attiré mon attention. Se définissant comme un naturaliste, il lui semble « anachronique aujourd’hui de se définir comme athée, en fonction de ce que l’on ne croit pas[x]. »
Comme j’y reviendrai tout le long de ma réflexion, il est incontestable que le paradigme catholique traditionnel est en perte d’influence en Occident. Je suis d’accord avec Raphaël : le temps n’est plus de se poser en s’opposant.
Thomas est ouvert et accueillant. Tobie le voit bien lorsqu’il souligne chez Thomas un « scepticisme dépourvu de toute hostilité[xi]. » La croyance de Tobie est de même nature tout en manifestant une grande honnêteté intellectuelle : contre toute autorité, Tobie voulait éviter que l’on cède à son charisme personnel, craignant qu’on fasse de lui une sorte de gourou[xii]. Cherchant le consensus, Tobie refusait de se voir comme un prophète. Il ne voulait pas qu’on ne le suive que pour ses paroles[xiii]. « Apprendre à douter » lui apparaissait comme une saine attitude de croyant. Et d’athée[xiv].
Raphaël et Tobie révèlent un équilibre psychologique dont nous devrions tous nous inspirer. Leurs croyances opposées ne les empêchent nullement de se respecter, et bien plus sincèrement que certaines grandes envolées lyriques le laissent entendre alors qu’elles ne cachent souvent que des positions crispées qui n’osent s’exprimer franchement. Tobie est touché par la remarque de Raphaël suivant laquelle « c’est souvent la réaction des autres qui me fait changer mon discours[xv]. » Je souligne cette finesse. Il s’agit là d’une attitude subtile que méconnaissent malheureusement ceux et celles qui pensent avoir trouvé le fin mot de l’énigme et ne voient en leurs vis-à-vis que des adversaires hostiles et menaçants. Je ne perçois chez Tobie et Thomas aucune raideur de cette sorte. Ce respect de plus n’a rien à voir avec la face cachée de l’indifférence. La science confirme l’importance de cette saine attitude comme le rappelle le psychologue Monestès : « Nous sommes des animaux sociaux. Nous vivons entourés en permanence des autres, de notre naissance à notre mort. Notre sélection s’est faite autant en tant qu’individus qu’en tant que groupes. Ce que les autres font, ainsi que leurs réactions à nos conduites, modifie en retour nos propres comportements. Les autres constituent notre environnement au même titre que nous faisons partie du leur[xvi]. »
Le théologien Jacques Musset le souligne aussi, d’une façon plus sentimentale : « Nous pouvons nous approcher les uns des autres et connaître parfois des moments de vraie communion fraternelle qui nous font grandir en humanité. C’est pourquoi je veux croire que la différence est une chance et qu’aimer a un sens[xvii]. »
Tobie, avatar de Jésus ?
« J’ai marché sur des chemins de vérité. » (Tobie 1,3)
Les noms des protagonistes, même ceux des personnages secondaires, n’ont pas été choisis au hasard. Jean et Marie-Ève sont évidents. Tobie met le lecteur sur la piste dès le début du récit : « dans la Bible, on dit que l’ange Raphaël est apparu à Tobie[xviii]. » Tobie, Raphaël Thomas… Le Livre de Tobie est deutérocanonique. On le retrouve au Canon de la Bible grecque, pas dans celui de la Bible hébraïque. J’y vois tout d’abord une invitation à réfléchir à l’arrière-scène des luttes autour du choix des textes sacrés mais il y a plus. Le Livre de Tobie est lu comme un voyage initiatique. Son message insiste sur l’attachement scrupuleux à la Loi. Il répond à la question qui traverse la communauté juive le long de son exil : comment vivre son judaïsme au milieu des païens ? Exilé, le Juif doit vivre son judaïsme le plus possible retranché des païens et se marier au sein de sa communauté. Le Livre de Tobie témoigne d’un monothéisme fervent et d’un attachement scrupuleux à la Loi dans un monde païen que le Juif doit éviter. Rien d’analogue avec le Tobie du roman. Raphaël Thomas me semble vouloir maintenir dans son roman les liens avec les textes sacrés, depuis l’Ancien jusqu’au Nouveau Testament, mais sans toutefois que ces liens ne paralysent une lecture qui cherche à s’émanciper et à s’adapter au monde contemporain. C’est dans le même esprit que je lis les nombreuses allusions à l’Évangile de Jean. Le document en appoint « Variation sur l’évangile de Jean » en donne l’essentiel.
Guillemin retenait de l’Évangile de Jean quatre textes capitaux dont « l’anecdote, d’une si haute portée, de la femme adultère[xix]. » Il est remarquable de noter ici que ce passage (7,53 – 8,11) sur le jugement de la femme adultère « manque dans les meilleurs manuscrits grecs[xx]. »
Brown se demande si ce passage ne serait pas un récit ancien sur la miséricorde de Jésus envers les pêcheurs qui aurait voyagé en dehors des quatre Évangiles mais qui n’aurait été finalement intégré à Jn « qu’après un changement dans la répugnance de l’Église à pardonner l’adultère [...] » Brown soulève ici une interrogation subtile qu’il ne faut cesser de méditer dans le contexte stimulant du roman de Thomas : « Ce passage pose la question de la relation entre la tradition de Jésus et l’enseignement de l’Église[xxi]. » L’idée de Delèse d’une déformation des textes sacrés est bien illustrée ici par l’interrogation de Brown, même à propos de Jn. Guillemin rappelle aussi que Jn est le seul à nous révéler les paroles de Jésus si riches de sens, sur une foi vécue "en esprit et en vérité" (4,24)[xxii]. » Le roman Le Dieu de Tobie ne constitue-t-il pas une invitation à vivre les paroles de Jésus sur une foi vécue en esprit et en vérité, sans renier notre époque ?
Des questions profondes sont soulevées dès les premières pages du roman. Tobie veut mettre à jour le discours sur Dieu[xxiii]. « Il est urgent de refaire le discours sur Dieu si on veut que l’humanité progresse[xxiv]. » « Et cela vaut pour ton discours athée », ajoute Tobie en s’adressant à Raphaël. Raphaël se demande si Tobie n’est pas un illuminé. Tobie lui répond : « C’est aussi ce qu’on a dit de Jésus[xxv]. » Puis, en faisant allusion à Jésus : « nous sommes en effet très copains ![xxvi] »
Tobie, comme Jésus, meurt assassiné après avoir invité croyants et incroyants à la solidarité universelle. J’ai lu le roman comme une mythologie contemporaine. Tobie peut être perçu au moyen de nombreux indices disséminés finement dans le roman comme un avatar contemporain de Jésus. Raphaël lui-même se pose la question : « on pourrait y voir une réincarnation du Christ venu relancer le message universel pour sauver l’humanité de l’autodestruction[xxvii]. »
Je suis de cet avis. Tobie est décrit au moyen d’une mythologie ancienne, mais actualisée. Le parallèle entre Tobie et Jésus choquera peut-être certains croyants. Mais qui sait vraiment qui était Jésus ? Qui peut prétendre le plus sérieusement du monde avoir résolu le mystère ? Jésus était-il Dieu incarné, à supposer même que le dieu du christianisme existe ? Un grand sage ? Un prophète ? Un homme exceptionnel ? Un révolutionnaire ? Un pacifiste ? Un Juif en rupture avec sa religion ? Un maître spirituel ? Tout cela ? Un peu de cela ? Rien de cela ? Toutes ces thèses sont défendues. Qui peut répondre en toute assurance ? Albert Schweitzer était bien conscient de cette incertitude : « Non seulement les différentes époques se sont reconnues en Jésus, mais chacune d’elles l’a recréé selon sa propre personnalité[xxviii]. »
Schweitzer n’est pas le seul. Comme le dit le théologien Royannais « Jésus demeure une énigme. On n’en aura jamais fini avec lui, même du point de vue historique ; on ne pourra aboutir à un résultat définitif[xxix]. »
Même parmi les experts, il y n’y a pas de consensus. L’historicité de certains faits autour de Jésus est reconnue par un théologien, niée par un autre, et là, toutes les thèses savantes s’affrontent et laissent perplexe l’amateur étonné. La divergence affecte même le choix des sources textuelles : « Le traitement rigoureux des sources est toujours motivé par une décision déjà prise à l’égard de Jésus mue par des intérêts jamais tous vraiment élucidés[xxx]. »
Dans l’indécidable, que choisir ? Bien que le processus de naturalisation de Jésus soit très puissant et ne me semble pas près de faiblir bien au contraire, il restera toujours autour de Jésus un brouillard obscur, le même brouillard qui entoure le mystère de l’existence de Dieu ou des Dieux. Je suis tout à fait à l’aise avec cette ambiguïté mais d’aucune façon elle ne me paralyse. Je n’y vois rien qui soit incompatible avec la solidarité universelle que propose Tobie. Cette solidarité m’apparaît même comme la voie la plus prometteuse pour les siècles à venir. Quand cessera-t-on d’intimider, de harceler, de stigmatiser, de tuer même son semblable pour défendre une opinion douteuse à propos d’un mystère à jamais insoluble ? Thomas l’exprime de puissante façon : « l’inaccessible, l’insaisissable, l’inconnaissable, l’innommable, l’indicible, l’ineffable, l’inimaginable sont évalués en fonction de leur potentiel de solidarité universelle[xxxi]. »
Le roman propose une christologie compatible avec notre époque. Le temps est venu, me semble-t-il, où « la nécessaire liberté de parole défait les clivages établis. C’est au point qu’une parole s’inspirant de la foi peut se faire proche de l’incroyant et demeurer incompréhensible ou odieuse à d’autres croyants[xxxii]. »
Il me semble que plus que jamais les paroles de Paul sont incontournables :
« Maintenant donc demeurent foi, espérance, charité, ces trois choses, mais la plus grande d'entre elles, c'est la charité. » (1 Co 13, 13)
La parabole du Samaritain me hante : « Et qui est mon prochain ? » Jésus reprit la parole : « Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, et il tomba sur des bandits ; ceux-ci, après l’avoir dépouillé et roué de coups, s’en allèrent, le laissant à moitié mort. Par hasard, un prêtre descendait par ce chemin ; il le vit et passa de l’autre côté. De même un lévite arriva à cet endroit ; il le vit et passa de l’autre côté. Mais un Samaritain, qui était en route, arriva près de lui ; il le vit et fut saisi de compassion. Il s’approcha, et pansa ses blessures en y versant de l’huile et du vin ; puis il le chargea sur sa propre monture, le conduisit dans une auberge et prit soin de lui. Le lendemain, il sortit deux pièces d’argent, et les donna à l’aubergiste, en lui disant : "Prends soin de lui ; tout ce que tu auras dépensé en plus, je te le rendrai quand je repasserai." Lequel des trois, à ton avis, a été le prochain de l’homme tombé aux mains des bandits ? » Le docteur de la Loi répondit : « Celui qui a fait preuve de pitié envers lui. » Jésus lui dit : « Va, et toi aussi, fais de même. » (Luc 10, 25-37)
La parabole est fort audacieuse. Le Samaritain est détesté des Juifs traditionnalistes. Un prêtre et un Lévite, tous deux incarnant l’orthodoxie religieuse juive de l’époque passent outre. Quel message ! John Meier ne croit pas que la parabole du Samaritain soit de Jésus mais que m’importe, qu’importe. Cette histoire est sublime.
Actualité du propos
Le 16 février 2008, les philosophes Éric Deschavanne et Pierre-Henri Tavoillot écrivaient en avant-propos d’une séance tenue en Sorbonne réunissant Luc Ferry et Lucien Jerphagnon : « Fait impensable il y a un siècle ; encore improbable, il y a cinquante ans : c’est aujourd’hui une laïcité sereine qui règne en Europe occidentale [...] Mais comment ne pas voir que ce qui menace aujourd’hui le public comme le privé relève moins du dogmatisme que de l’ignorance ? Car notre époque désenchantée a vu apparaître deux phénomènes nouveaux susceptibles de rouvrir les conflits du passé. D’un côté, la tentation d’une religion coupée de toute culture aspirant à ce qu’Olivier a appelé avec justesse La Sainte Ignorance[xxxiii]. On la retrouve au cœur de tous les fondamentalismes (évangélisme, salafisme etc.) qui offrent une nourriture spirituelle relevant davantage du fast food que de la gastronomie ou du terroir : un minimum doctrinal aussi figé qu’aride, dénué de toute latitude interprétative, hostile aussi bien à la tradition qu’à la modernité. D’un autre côté émerge la tentation d’une culture coupée de toute religion visant, dans un matérialisme hyperbolique, à abolir les références historiques et à dénoncer comme illusoires toutes les formes d’expression spirituelle. On en vient ainsi à oublier que la religion fut longtemps notre culture et qu’elle continue à l’être, même à notre insu. Faute d’une réappropriation lucide et éclairée de cet héritage, le risque est grand de voir ressurgir les démons du passé[xxxiv]. »
Le Dieu de Tobie évite les deux écueils de Deschavanne et Tavoillot. Mais plus, le roman propose une façon de les éviter : une paisible voie de navigation, une réappropriation révérencieuse de l’héritage chrétien où se joignent, dans une laïcité sereine, le meilleur de la tradition et un scepticisme ni prétentieux, ni étriqué. L’invitation à emprunter la voie de la solidarité universelle qui transcende les croyances me semble plus que jamais d’actualité.
Est-ce un prêchi-prêcha naïf ? Pas du tout ! Comme le rappelait Christian Rioux, la résurgence du religieux, et notamment de l’islam, qu’annonçait Huntingdon est devenu notre quotidien. Fukuyama admettait récemment que le pessimisme de Huntingdon avait eu raison de son optimisme[xxxv].
L’explosion des identités religieuses est aujourd’hui un fait aussi incontestable que menaçant. L’extrême-droite en Hongrie, en Italie, en Pologne, au Brésil notamment ronge les libertés fondamentales, érode la démocratie tout en s’appuyant ostensiblement sur Dieu. Aux États-Unis, des croyants illuminés prétendent le plus sérieusement du monde que Trump est un prophète envoyé par Dieu pour abolir l’avortement. Le christianisme américain qui emprunte souvent les sinistres allures du fondamentalisme mine les institutions américaines. Recep Tayyip Erdogan est un autocrate qui a concentré autour de lui tout le pouvoir exécutif. Il démolit sans vergogne la démocratie turque, acquise de haute-lutte, tout en attisant la haine de ceux et celles qui ne partagent pas sa foi sunnite[xxxvi]. Voici ce qu’il disait en août 2018 à une foule inquiète en raison de l’effondrement de la livre turque : « n’oubliez pas que s‘ils ont leurs dollars, nous avons notre peuple, nous avons notre Dieu[xxxvii]. » Erdogan avait qualifié de « don de Dieu » le putsch raté de juillet 2016 lui permettant d’asseoir violemment son pouvoir, « museler toute critique et décimer l’opposition[xxxviii]. »
La thèse de Raphaël Thomas n’est crédible que pour ceux et celles qui souscrivent à un cadre épistémologique élargi, serein, dégagé des tensions identitaires religieuses crispées, du fondamentalisme simpliste, et qui rejettent le Dieu sur lequel s’appuient les dictateurs et les chefs d’État d’extrême-droite. Hors de cet espace, aucun dialogue n’est possible entre croyants et sceptiques. Une attitude ouverte s’impose plutôt qu’un funeste entêtement et un sombre repli sur soi. Yves St-Arnaud et moi avons précisé les conditions pour qu’une discussion fertile soit possible entre croyants et incroyants :« Nous reconnaissons de part et d’autre que nos prises de position respectives reposent sur des a priori antagonistes.
Le dialogue est possible parce que nous reconnaissons que ces positions ne peuvent faire l’objet d’une démonstration définitive sur le plan rationnel. Et c’est sur ce plan que nous construisons notre plaidoyer pour l’immanence. Il n’est pas question dans ce contexte de mettre en cause la légitimité des croyances religieuses ou athées. L’une et l’autre prennent en considération une expérience de vie et celle de l’un ne peut invalider celle de l’autre [...] Nous n’attendons pas une preuve que Dieu existe, il n’y en a pas. Il n’y en a pas davantage que Dieu n’existe pas[xxxix]. »
Le Dieu de Tobie propose un pacte du cœur et de la raison. Mais il y a plus que le fondamentalisme et l’ignorance. Le roman s’inscrit dans le paradigme naturaliste qui gagne en crédibilité. La science s’invite plus que jamais dans l’étude du phénomène religieux, et ce, sous des aspects qui étaient inimaginables il n’y a pas 50 ans : psychologie de la croyance, sociologie, biologie, théorie de l’évolution, cosmologie, neurologie, psychologie naïve, anthropologie, exégèse historico-critique et tant d’autres disciplines savantes. Bien sûr, la naturalisation de la croyance n’éteindra jamais la croyance religieuse, ou l’existence de Dieu, si Dieu existe. Je le répète : Dieu, en toute logique, pourrait très bien exister même si, par hypothèse, la science entière arrivait à la conclusion que la croyance repose en définitive sur des mécanismes sociologiques, psychologiques et neurologiques. Dieu est à tout jamais hors de portée de la science. Il ne faut pas négliger pour autant le paradigme naturaliste qui risque d’engendrer une tension croissante entre croyants et sceptiques, et qui la crée déjà lorsque certains croyants prétendent appuyer leur foi en Dieu sur des preuves rationnelles qui empruntent le mode de la démonstration scientifique.
Jacques Bouveresse décrit finement l’état des rapports entre croyants et incroyants de bonne volonté : « Une des caractéristiques de l’évolution actuelle en ce qui concerne le débat qui a lieu à propos de la religion est certainement que croyants et incroyants consentent aujourd’hui beaucoup plus qu’auparavant à se traiter réellement comme des pairs. Cela signifie que la confrontation a lieu désormais entre des adversaires que l’existence du désaccord persistant a fini par rendre un peu plus distants par rapport à leur propre croyance et un peu moins sûrs d’eux. Ceux qui ne croient pas acceptent plus facilement qu’autrefois l’idée que l’on peut néanmoins raisonnablement croire et qu’un nombre important de gens continuent à le faire ; et ceux qui croient ont besoin de pouvoir se dire que même ceux qui ne croient pas, à défaut de croire réellement, peuvent au moins croire, eux aussi, à la possibilité et même, pour certains, à la nécessité de croire. Le résultat de cela est sans doute qu’une forme de coopération est en train de se substituer, pour une part, à la confrontation qui a été longtemps de règle. La croyance conserve globalement une certaine présence, mais la charge qu’elle représente est distribuée sur les individus d’une façon qui a probablement changé et qui a pour effet d’alléger le fardeau des uns et des autres. La croyance se trouve désormais, d’une certaine façon, sous une protection assurée en commun par une combinaison de croyants moins convaincus et d’incroyants plus compréhensifs. Toute la question est de savoir si les choses peuvent ou non aller encore plus loin dans ce sens et à quoi ressemblera le résultat[xl]. »
Le résultat pourrait bien être celui que propose Tobie : délaisser l’argumentaire autour de l’indécidable du mystère et se concentrer désormais sur une authentique compassion pour tous les humains, sur la solidarité universelle. Thomas n’est pas le seul à proposer cette voie de convergence. De grands écrivains et de grands théologiens y ont souscrit. Déjà, dans les années 30 du siècle dernier, Thomas Mann avait pressenti que le naturalisme « peut avoir un fondement spirituel idéaliste et religieux plus réel que le sentiment prétentieux de ceux qui méprisent la matière. Il ne signifie nullement un abaissement de l’esprit : il signifie cette volonté de pénétrer d’humanité la matière[xli]. »
Thomas Mann cite Nietzsche : « le péché contre la terre, c’est le péché le plus terrible... Ne plus cacher sa tête dans le sable des choses célestes, mais la porter fièrement, cette tête terrestre qui crée le sens de la terre[xlii]. »
Dans son essai Christianisme et socialisme publié en 1937, le Prix Nobel allemand avait pressenti l’exigence nouvelle de notre époque, exigence encore plus impérieuse aujourd’hui : « un devoir de ne plus détourner son regard vers les nuages métaphysiques, en fuyant les exigences les plus urgentes de l’univers matériel, de la vie sociale et collective, mais (d’) être avec ceux qui veulent donner un sens à la terre, un sens humain[xliii]. » Détourner son regard des nuages métaphysiques pour se concentrer sur les exigences éthiques de la vie sociale et collective, n’est-ce pas là le projet de Tobie ? Thomas Mann proposait comme terrain d’entente un rationalisme agnostique essentiellement ouvert sur le mystère de l’existence[xliv].
« Enfin Thomas Mann est un humaniste, mais un humaniste au sens spirituel du mot. L'humanisme, selon lui, "n'est en rien scolaire et n'a, directement, rien à voir avec l'érudition. C’est plutôt un esprit, un état d'âme humain qui implique justice, liberté, connaissance et tolérance, aménité et sérénité ; doute aussi, non pas en tant que fin mais en tant que recherche de la vérité, effort plein de sollicitude pour dégager cette vérité par-delà toutes les présomptions de ceux qui mettent cette vérité sous le boisseau"[xlv]. »
Doute aussi, non pas en tant que fin mais en tant que recherche de la vérité, n’est-ce pas une idée forte du roman de Thomas ? Plus près de nous, Romain Gary a exprimé la même chose, bien à sa manière. Gary dénonçait trois dieux. Tout d’abord, celui de la bêtise, « avec son derrière de singe, sa tête d’intellectuel primaire, son amour éperdu des abstractions ; en 1940, il était le chouchou et le doctrinaire des Allemands ; aujourd’hui, il se réfugie de plus en plus dans la science pure, et on peut le voir souvent penché sur l’épaule de nos savants ; à chaque explosion nucléaire, son ombre se dresse un peu plus haut sur la terre ; sa ruse préférée consiste à donner à la bêtise une forme géniale et à recruter parmi nos grands hommes pour assurer notre propre destruction[xlvi]. »
Romain Gary dénonçait aussi le dieu des vérités absolues. « une espèce de cosaque debout sur des monceaux de cadavres, la cravache à la main, avec son bonnet de fourrure sur l’œil et son rictus hilare ; celui-là est notre plus vieux seigneur et maître ; il y a si longtemps qu’il préside à notre destin, qu’il est devenu riche et honoré ; chaque fois qu’il tue, torture et opprime au nom des vérités absolues, religieuses, politiques ou morales, la moitié de l’humanité lui lèche les bottes avec attendrissement ; cela l’amuse énormément, car il sait bien que les vérités absolues n’existent pas, qu’elles ne sont qu’un moyen de nous réduire à la servitude [...][xlvii] »
Gary haïssait aussi le dieu de la petitesse, des préjugés, du mépris, de la haine – penché hors de sa loge de concierge, à l’entrée du monde habité, en train de crier "Sale Américain, sale Arabe, sale Juif, sale Russe, sale Chinois, sale Nègre" – c’est un merveilleux organisateur de mouvements de masses, de guerres, de lynchages, de persécutions, habile dialecticien, père de toutes les formations idéologiques, grand inquisiteur et amateur de guerres saintes, […] c’est un des dieux les plus puissants et les plus écoutés, que l’on trouve toujours dans tous les camps, un des plus zélés gardiens de notre terre, et qui nous en dispute la possession avec le plus de ruse et le plus d’habileté[xlviii]. »
Romain Gary a voulu écrire le récit de sa lutte avec ces trois dieux : « j’ai grandi dans l’attente du jour où je pourrais tendre enfin ma main vers le voile qui m’obscurcissait l’univers et découvrir soudain un visage de sagesse et de pitié ; j’ai voulu disputer, aux dieux absurdes et ivres de leur puissance, la possession du monde, et rendre la terre à ceux qui l’habitent de leur courage et de leur amour[xlix]. »
Disputer aux dieux absurdes et ivres de leur puissance la possession du monde et rendre la terre à ceux qui l’habitent de leur courage et de leur amour, n’est-ce pas là ce que propose Raphaël Thomas ?
Milan Kundera a la même idée mais l’aborde sous l’angle de ce qu’il appelle la sagesse de l’incertitude. Il s’exprime ainsi dans son essai l’Art du roman : « Comprendre avec Descartes l’ego pensant comme le fondement de tout, être ainsi seul en face de l’univers, c’est une attitude que Hegel, à juste titre, jugea héroïque. Comprendre avec Cervantes le monde comme ambiguïté, avoir à affronter, au lieu d’une seule vérité absolue, un tas de vérités relatives qui se contredisent, (vérités incorporées dans des ego imaginaires appelés personnages), posséder donc comme seule certitude la sagesse de l’incertitude, cela exige une force non moins grande[l]. »
Un tas de vérités relatives qui se contredisent, (vérités incorporées dans des ego imaginaires appelés personnages), n’est-ce pas le genre qu’a emprunté le roman de Raphaël Thomas ?
Kunderavoit dans cette sagesse de l’incertitude, le renoncement à tout parti pris, à tout repli dogmatique, une acceptation du monde comme ambiguïté. Une seule attitude d’esprit peut découler de cette sagesse de l’incertitude, « une attitude d’esprit qui déroute le jugement, [...] cette forme extrême de tolérance à l’opinion d’autrui, ce refus presque anormal de conclure et de juger qui conduit le romancier non pas exactement à militer pour ses convictions, mais à voir clair tout en restant dans le doute quant à la validité de ses propres choix intellectuels[li]. ».
Une acceptation du monde comme ambiguïté,une forme extrême de tolérance à l’opinion d’autrui, ce refus presque anormal de conclure et de juger qui conduit le romancier non pas exactement à militer pour ses convictions, mais à voir clair tout en restant dans le doute quant à la validité de ses propres choix intellectuels, n’est-ce pas là une description précise du roman de Raphaël Thomas ?
Flaubert l’avait déjà dit : « Nous ne savons encore presque rien et nous voudrions deviner ce dernier mot qui ne nous sera jamais révélé. La rage d’arriver à une conclusion est la plus funeste et la plus stérile des manies[lii]. »
Le mot mystère se retrouve souvent dans son roman. Je l’ai dit déjà mais je ne lis pas le mot mystère ici comme un leitmotiv facile et superficiellement séducteur. Le mystère est le maître-mot et le seul aboutissement logiquement concevable à propos de l’existence du dieu chrétien ou d’ailleurs. Le reste n’est en définitive qu’affaire d’opinions à propos de l’indécidable. George Steiner a bien analysé le nouveau paradigme que révèle la littérature contemporaine, paradigme illustré par Thomas Mann, Romain Gary, Kundera, ou … Raphaël Thomas, en décrivant l’irruption du roman qui délaisse les aristocrates dans la littérature occidentale au XVIIIème siècle : « jusqu’à l’avènement de l’empirisme rationnel, l’esprit occidental fonctionnait selon un mode symbolique et allégorique. Ce qu’on pouvait connaître du monde naturel, du cours de l’histoire des diverses formes de l’action humaine se traduisait en figures imaginaires ou en mythologie. La mythologie antique et le christianisme sont des architectures de l’imagination ; ils ordonnent les multiples niveaux de réalité et de la valeur morale suivant un axe qui va de la matière brute aux étoiles immaculées. Entre l’entendement et l’expression n’était pas encore intervenu le langage nouveau des mathématiques et des formules scientifiques… Certaines notions primordiales jouaient un rôle rayonnant, rayonnant à la fois au sens de source de lumière, et de pôle vers lequel convergent toutes les perspectives. J’entends par là des concepts tels que la présence du surnaturel dans les affaires humaines, la grâce et la rétribution divine, l’idée d’un destin préétabli […] c’est-à-dire cette idée que la structure de la société est un microcosme du dessein cosmique et que l’histoire se conforme à un idéal de justice et de châtiment, comme si elle était, à la manière des moralités médiévales, un spectacle monté par les dieux pour notre enseignement[liii]. »
Ce paradigme disparaît peu à peu en Occident. Steiner précise le début de l’effondrement : « Après le XVIIème siècle, le public cessa d’être une communauté organique dans laquelle ces idées et les habitudes de langage figuratif qui les accompagnaient étaient naturelles ou trouvaient un écho immédiat. Des concepts tels que la grâce, la damnation, la purification, le blasphème, la hiérarchie, selon l’ordre divin, partout implicites dans la littérature antique ou shakespearienne, perdent leur vitalité ; ils deviennent des abstractions philosophiques sujettes à l’interprétation personnelle et à la discussion, ou de simples formules routinières dans des coutumes religieuse où la part de la foi allait diminuant[liv]. »
L’historiographie contemporaine de l’incroyance éclaire tout en l’appuyant, l’analyse de Steiner. Le seuil d’acceptabilité sociale de l’incroyance s’est accru depuis le XVIIème, révélant un scepticisme beaucoup plus étendu que pouvaient le laisser entendre la pratique dominicale ou les rites des grands événements de la vie, encadrés par les sacrements de l’Église. L’historien Alain Mothu le précise : « Cette "perte de foi dans la foi" – de la foi telle qu’elle avait été redéfinie au XVIe siècle puis au "Siècle des Saints" –, est en tout cas bien palpable à l’époque des Pascal et Malebranche, et elle l’est plus encore à l’extrême fin du règne de Louis XIV, quand s’observe un peu partout une forte "dégradation du sentiment religieux", quand nul chrétien, nul dignitaire religieux, nul prédicateur n’est plus épargné par le soupçon d’imposture. Elle représente, à notre avis, un élément majeur pour l’explication de ce que l’on a appelé les "Lumières". Ce n’est certainement pas le seul, mais lui, au moins, n’a pas eu la même publicité que la Révolution scientifique, la découverte d’antipodes ethniques, l’avènement du cartésianisme ou celui du capitalisme, pour ne citer que ceux-là. Par ailleurs, si perte de foi il y eut, c’était la foi par "infusion extraordinaire" et celle par excellence du héros, non celle de notre ami le charbonnier, celui de la fable. Celle-là, parce qu’elle était et est coutumière, ou représente un "usage" auquel on peut s’attacher pour mille raisons non spirituelles (au sens élevé du terme), mais relevant de plus complexes mobiles individuels, sociaux et politiques – souvenons-nous de ce militaire qui voulait vivre et mourir dans la même foi que ses aïeuls – cette foi pourra encore faire parler d’elle, rassembler, pousser à l’action et, éventuellement, occasionner quelques dégâts. Y compris sous d’autres cieux idéologiques dissimulant leur religiosité profonde[lv]. »
Dans son petit roman, Raphaël Thomas, humble et simple, ne me semble se prétendre ni grand écrivain, ni prophète, ni sage, ni spirituel. Il résume cependant un mouvement de plus en plus prégnant en Occident qui mérite d’être pris très au sérieux. Plusieurs écrivains, plusieurs penseurs parmi les catholiques même ont entrevu la gravité de la situation actuelle du christianisme. Marcel Légaut est l’un d’eux : « L’heure approche » où le christianisme, abordant des temps décisifs, « sera acculé à une mutation dont son origine le rend certainement capable, [...] mais contre laquelle se dresse » à peu près tout son passé[lvi]. En 1992, le catholique Henri Guillemin a consacré un de ses derniers ouvrages à cette question dans Malheureuse Église[lvii], brillante et pétillante réflexion critique.
Je le redis, ce roman propose une christologie en phase avec notre époque en profonde mutation sur le plan spirituel comme je l’explique dans le document en appoint « Variation sur l’accueil que recevra Le Dieu de Tobie ».
Le meilleur du christianisme naissant
Quel fut le meilleur du christianisme naissant ? Pourquoi ce tel pouvoir d’attraction du christianisme des premiers siècles ? La question « pourquoi le christianisme ? » ou dite autrement « quelles sont les raisons pour lesquelles le christianisme s’est imposé en Occident ? » n’est possible, comme le précisent les philosophes Deschavanne et Tavoillot « que dans un contexte laïque, lorsque la vérité d’une religion a cessé d’aller de soi et d’imposer sa loi. Mais, poursuivent-ils, on a également le devoir de la poser à un moment où le désenchantement du monde fait courir le risque de la déculturation[lviii]. »
Je chercherai donc à décrire le subtil processus d’inculturation du christianisme à ses tout débuts au sein de l’Empire romain. Pourquoi le christianisme s’est-il imposé ? Quelle fut sa force d’attraction ? Les historiens Adalbert G. Hamman, Lucien Jerphagnon et Paul Veyne m’aideront à y voir plus clair. Je ne décrirai que les grandes lignes qui suffiront à mon propos.
La religion romaine était toute de rites. Le Romain entretenait avec ses dieux le même type de clientélisme que celui qui le rattachait aux puissants. Il n’y avait là rien d’affectif. C’est un lien d’affaires, une sollicitation qui s’apparente à une pragmatique requête en justice. Le rituel est suivi à la lettre, ce qui suffit pour assurer le soutien divin. Kenneth Dover a étudié la moralité populaire au temps de la Grèce antique, par opposition aux théories morales élaborées par les philosophes de la même époque. Le comportement moral par excellence consistait alors à être bienveillant envers ses proches et amis et à chercher à nuire à tous les autres ![lix]
Et que dire du dieu tribal d’Israël ? « Les Juifs étaient le peuple élu de Dieu, les Gentils étaient ceux que Dieu n’avait pas choisis, les peuples ‘’non élus’’[...] Les Gentils n’avaient pas de Torah, pas de révélation des volontés de Dieu et pas de loi mosaïque. Ils étaient, par conséquent, définis comme des gens impurs, non circoncis, ne mangeant pas une nourriture rituellement pure, cachère. Les Juifs ne pouvaient pas conclure de mariages mixtes. Les Juifs n’échangeaient pas avec les Gentils.[lx] »
Il y a cependant à l’époque de Jésus des effusions plus sentimentales qui se révèlent notamment par les ex-voto que des archéologues ont trouvés lors de fouilles. Le froid contractuel romain semble se dissiper par la chaleur de la réciprocité. L’être humain, émotion et raison, était sollicité, stimulé, interpellé par la nouvelle religion. La croyance s’éloignait de l’insensible nous politique pour se rapprocher du je. Jerphagnon pose une question qui est une réponse : « ne serait-ce pas cela qui pouvait faire naître, chez des gens plus évolués, le sentiment d’un vide, d’un manque ?[lxi] »
Raphaël voit en Jésus le visionnaire d’une solidarité universelle.[lxii]. C’est loin d’être farfelu lorsqu’avec le recul du temps, on se penche sur le contexte socio-culturel des premiers moments du christianisme. L’ancien évêque épiscopalien de tradition anglicane John Shelby Spong voit en Jésus « celui qui a brisé les frontières tribales[lxiii]. »
Le nous politique romain, identitaire et limité, est essentiellement tribal tout comme la moralité populaire de la Grèce antique et le monde juif du temps de Jésus. Spong décrit cette attitude au moyen de la théorie de l’évolution : « la mentalité tribale est profondément ancrée en chacun de nous [...] Il y a en chacun de nous une peur viscérale, dominante, intrinsèque des tribus différentes de la nôtre, une prédisposition à être sur nos gardes contre elles, à les rejeter, à les attaquer et même à les tuer. Cette tradition tribale émerge à partir du tréfonds de notre mentalité de survie ; elle nourrit quelque chose au cœur de notre humanité où niche un profond sentiment d’insécurité[lxiv]. »
Spong a raison : l’imagerie cérébrale démontre que l’amygdale, « notamment impliquée dans le traitement d’émotions comme la peur et la colère » est activée à la vue d’un humain qui n’est pas familier[lxv]. « Ces données suggèrent une réaction émotionnelle biaisée rapide et négative de la part du sujet, lorsqu’il se trouve en présence de personnes d’une race différente de la sienne[lxvi]. »
La frontière tribale est instinctive, issue de l’évolution pour des fins adaptatives. Ce n’est pas là une raison pour s’en culpabiliser, mais une invitation plutôt, en en prenant conscience, à la neutraliser puisqu’elle n’est plus nécessaire aux fins de survie. Un biais cognitif se découvre, se raisonne, se contrôle et se régule. Spong voit en Jésus celui qui disait : « Allez vers les Gentils, allez au-delà des limites de votre peur. Allez vers ceux qui sont différents, vers ceux que vous avez définis comme étant impurs, et proclamez-leur que l’amour de Dieu est infini. » Spong poursuit : « La vocation missionnaire qui se trouve non seulement au cœur de ces versets, mais au cœur même du christianisme, n’a pas été conçue pour convertir les païens ou les Juifs, contrairement à ce que la chrétienté impérialiste a prétendu tout au long des âges. Ce n’est pas un "ordre de mission" destiné à modifier les croyances des autres pour les rendre conformes aux nôtres à propos de Dieu. C’est bien autre chose, bien au-delà : il s’agit d’une invitation à nous plonger dans l’expérience d’un nouveau type d’humanité, une humanité épanouie au-delà des limites tribales et, par conséquent, de la quête pour la survie. C’est un appel à partager avec tout le monde la puissance vitale de l’amour qui élève toujours la vue humaine, qui nous rend aptes à franchir les barrières du besoin de sécurité qui nous a de tout temps emprisonnés. C’est précisément cela qui constitue l’essentiel de l’expérience de Jésus[lxvii]. »
Darwin avait entrevu cette tendance humaine à la solidarité universelle. Il en a même proposé une fine étiologie. Selon lui, la solidarité, tout d’abord issue de l’affection pour ses proches, a fini par s’étendre au-delà de la parentèle : « La proposition suivante me paraît avoir un haut degré de probabilité : un animal quelconque, doué d’instincts sociaux prononcés en comprenant, bien entendu, au nombre de ces instincts, l’affection des parents pour leurs enfants et celle des enfants pour leurs parents, acquerrait inévitablement un sens moral ou une conscience, aussitôt que ses facultés intellectuelles se seraient développées aussi complètement ou presque aussi complètement qu’elles le sont chez l’homme[lxviii]. »
L’éthologie contemporaine aurait ravi Darwin qui citait déjà quelques faits préfigurant les conclusions d’aujourd’hui. Il y a chez les non-humains beaucoup de comportements que l’on peut appeler pré-moraux : « les plus frappants sont sans doute les comportements se rapportant à la sympathie pour autrui comme l’assistance aux blessés, des handicapés et des vieillards observés chez de nombreux vertébrés supérieurs (primates et cétacés surtout) qui ne sont pas cantonnés, hors de l’homme moderne, aux néandertaliens qui prenaient soin de leurs infirmes comme l’attestent leurs tombes. [...] La vie des animaux ne se cantonne pas à une coopération type "dilemme du prisonnier" où la coopération est réduite au strict minimum mais met en jeu des sentiments altruistes très forts (attachement, empathie, contagion émotive, amitié…)[lxix]. »
Et même plus : « Au-delà de ces actes qui montrent que les sentiments (et pas seulement les comportements) altruistes (envers des non apparentés) ne sont pas propres à l’homme, de nombreux comportements se rapprochent des comportements moraux humains de respect des règles morales[lxx]. »
Darwin l’a bien vu : « À mesure que l’homme avance en civilisation et que les petites tribus se réunissent en communautés plus nombreuses, la simple raison indique à chaque individu qu’il doit étendre ses instincts sociaux et sa sympathie à tous les membres de la même nation, bien qu’ils ne lui soient pas personnellement connus. Ce point atteint, une barrière artificielle seule peut empêcher ses sympathies de s’étendre à tous les hommes de toutes les nations, et de toutes les races. L’expérience nous prouve, malheureusement, combien il faut de temps avant que nous considérions comme nos semblables les hommes qui diffèrent considérablement de nous par leur aspect extérieur et par leurs coutumes. La sympathie étendue en dehors des bornes de l’humanité, c’est-à-dire la compassion envers les animaux, paraît être une des dernières acquisitions morales[lxxi]. »
« En résumé, les instincts sociaux, qui ont été sans doute acquis par l'homme, comme par les animaux, pour le bien de la communauté, ont dû, dès l'abord, le porter à aider ses semblables, développer en lui quelques sentiments de sympathie et l'obliger de compter avec l'approbation ou le blâme de ses semblables. Des impulsions de ce genre ont dû de très bonne heure lui servir de règle grossière pour distinguer le bien et le mal. Puis à mesure que les facultés intellectuelles de l’homme se sont développées; à mesure qu'il est devenu capable de comprendre toutes les conséquences de ses actions; qu'il a acquis assez de connaissances pour repousser des coutumes et des superstitions funestes à mesure qu'il a songé davantage, non-seulement au bien, mais aussi au bonheur de ses semblables; à mesure que l'habitude résultant de l'instruction, de l'exemple et d'une expérience salutaire a développé ses sympathies au point qu'il les a étendues aux hommes de toutes les races, aux infirmes, aux idiots et aux autres membres inutiles de la société, et enfin aux animaux eux-mêmes, le niveau de sa moralité s'est élevé de plus en plus[lxxii]. » Nicolas Baumard commente : « nos principes universels sont un détournement de notre sens moral qui nous prescrivait d’aider nos proches, nos "prochains" : à mesure que la société s’élargit il nous semble naturel, logique, donc impératif d’aider tout homme, car tout homme est devenu notre "prochain" »[lxxiii].
Tocqueville s’est révélé tout aussi subtil que l’immense Darwin. Dans le premier chapitre de la troisième partie du Tome 2 de son chef-d’œuvre De la Démocratie en Amérique, Tocqueville démontre que l’adoucissement des mœurs est corrélatif à l’égalité des conditions que l’on retrouve en démocratie. L’argumentaire est éblouissant : « Les institutions féodales rendaient très sensible aux maux de certains hommes, non point aux misères de l’espèce humaine. Elles donnaient de la générosité aux mœurs plutôt que de la douceur, et, bien qu’elles suggérassent de grands dévouements, elles ne faisaient pas naître de véritables sympathies ; car il n’y a de sympathies réelles qu’entre gens semblables ; et, dans les siècles aristocratiques, on ne voit ses semblables que dans les membres de sa caste. Lorsque les chroniqueurs du Moyen Âge, qui tous, par leur naissance ou leurs habitudes, appartenaient à l’aristocratie, rapportent la fin tragique d’un noble, ce sont des douleurs infinies ; tandis qu’ils racontent tout en haleine et sans sourciller le massacre et les tortures des gens du peuple. Ce n’est point que ces écrivains éprouvassent une haine habituelle ou un mépris systématique pour le peuple. La guerre entre les diverses classes de l’État n’était point encore déclarée. Ils obéissaient à un instinct plutôt qu’à une passion ; comme ils ne se formaient pas une idée nette des souffrances du pauvre, ils s’intéressaient faiblement à son sort. »
Tocqueville cite une lettre d’octobre 1675 de madame de Sévigné à sa fille. Madame y décrit sur un ton léger la terrible répression des autorités face aux révoltes des basses classes de Bretagne à la suite d’une nouvelle taxe : « On a fait une taxe de cent mille écus, et si on ne trouve point cette somme dans vingt-quatre heures, elle sera doublée et exigible par les soldats. On a chassé et banni toute une grande rue, et défendu de recueillir les habitants sous peine de la vie ; de sorte qu’on voyait tous ces misérables, femmes accouchées, vieillards, enfants, errer en pleurs au sortir de cette ville, sans savoir où aller, sans avoir de nourriture, ni de quoi se coucher. Avant-hier on roua le violon qui avait commencé la danse et la pillerie du papier timbré ; il a été écartelé, et ses quatre quartiers exposés aux quatre coins de la ville. On a pris soixante bourgeois, et on commence demain à pendre. Cette province est un bel exemple pour les autres, et surtout de respecter les gouverneurs et les gouvernantes, et de ne point jeter de pierres dans leur jardin. »
Dans cette lettre, au XXIème siècle, en régime démocratique, Madame de Sévigné nous révolte. Tocqueville explique l’attitude de la marquise : « On aurait tort de croire que Mme de Sévigné, qui traçait ces lignes, fût une créature égoïste et barbare : elle aimait avec passion ses enfants et se montrait fort sensible aux chagrins de ses amis ; et l’on aperçoit même, en la lisant, qu’elle traitait avec bonté et indulgence ses vassaux et ses serviteurs. Mais Mme de Sévigné ne concevait pas clairement ce que c’était que de souffrir quand on n’était pas gentilhomme. De nos jours, l’homme le plus dur, écrivant à la personne la plus insensible, n’oserait se livrer de sang-froid au badinage cruel que je viens de reproduire, et, lors même que ses mœurs particulières lui permettraient de le faire, les mœurs générales de la nation le lui défendraient. D’où vient cela ? Avons-nous plus de sensibilité que nos pères ? Je ne sais ; mais, à coup sûr, notre sensibilité se porte sur plus d’objets. Quand les rangs sont presque égaux chez un peuple, tous les hommes ayant à peu près la même manière de penser et de sentir, chacun d’eux peut juger en un moment des sensations de tous les autres : il jette un coup d’œil rapide sur lui-même ; cela lui suffit. Il n’y a donc pas de misère qu’il ne conçoive sans peine, et dont un instinct secret ne lui découvre l’étendue. En vain s’agira-t-il d’étrangers ou d’ennemis : l’imagination le met aussitôt à leur place. Elle mêle quelque chose de personnel à sa pitié, et le fait souffrir lui-même tandis qu’on déchire le corps de son semblable. Dans les siècles démocratiques, les hommes se dévouent rarement les uns pour les autres ; mais ils montrent une compassion générale pour tous les membres de l’espèce humaine. On ne les voit point infliger de maux inutiles, et quand, sans se nuire beaucoup à eux-mêmes, ils peuvent soulager les douleurs d’autrui, ils prennent plaisir à le faire ; ils ne sont pas désintéressés, mais ils sont doux[lxxiv]. »
Lucien Malson décrit bien la visée morale qui se dégage de Jésus, de Darwin, de Tocqueville, de Spong, de Thomas Mann, de Romain Gary, de Milan Kundera, de Raphaël Thomas et de tant d’autres : « le problème éthique, pour ceux qui prennent conscience du pluralisme anthropologique consiste [...] à choisir ce qui va dans le sens d’un rétrécissement de la souffrance et d’un agrandissement de la liberté pour soi, donc pour tous[lxxv]. »
La solidarité universelle est très loin d’être la fantaisie d’un écrivain fleur bleue. Elle est très précisément ce vers quoi tend l‘évolution morale de la nature humaine. Le plus extraordinaire, c’est que la solidarité universelle fut prêchée par Jésus il y a deux mille ans, dans un contexte socio-politique aussi rébarbatif à l’idée que l’était Madame de Sévigné près de 1,700 ans plus tard. Je l’ai montré avec les Grecs, les Romains et les Juifs de l’époque de Jésus. Cela illustre à la fois la grandeur morale de ce grand maître spirituel bien en avant de son temps et peut-être même, malheureusement pour beaucoup encore, toujours en avant du nôtre. Se révèle aussi la qualité de cette élite du cœur autour de lui, celle des rédacteurs des textes du Nouveau Testament ainsi que de ceux et celles de la première communauté absolument ravis et séduits au plus profond d’eux-mêmes par cette sublime invitation de Jésus à briser les barrières tribales, racistes, politiques et sexistes. Il y avait dans le christianisme naissant une perspective d’ouverture qui séduisait jusqu’au fond du cœur les plus sensibles. Cette noblesse de la sensibilité, qui n’avait rien à voir avec les classes sociales mais tout avec le cœur, entrait en résonance avec l’effusion chrétienne naissante. Le rite froid et procédural était balayé par la sensibilité, l’esprit tribal réprimé. C’est ainsi que je comprends Jésus, tout comme Spong, ou Raphaël Thomas. Et les mots de Paul ne cessent de nous émouvoir, au XXIème siècle, beaucoup plus sensible à l’empathie universelle, comme ils ont ému les cœurs purs de l’élite affective il y a deux mille ans et comme ils émouvront toujours : « il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus-Christ. » (Galates, 3-27, 28)
L’élite du cœur était éblouie ! Certes, le dieu des chrétiens était à la hauteur : comme les autres, il avait fait des miracles, ressuscité des morts et était même retourné dans les cieux après sa propre mort. « Bref, aux yeux du païen ouvert, ce Christus avait ce qu’il fallait de merveilleux pour l’accréditer en tant que dieu[lxxvi]. »
Là n’était pas l’essentiel mais l’élémentaire requis à cette époque. « Et même si l’on ne comprenait pas très bien, on découvrait émerveillé que pour ce dieu-là, un être humain comptait. Et pas seulement en tant que citoyen ou ressortissant de Rome mais en tant que Marcus, Julius ou Julia, bref, en tant que lui, elle – ou moi[lxxvii]. »
Je retrouve ici le besoin fondamental de reconnaissance dont j’ai parlé dans mes « Variations sur l’Évangile de Jean » (en appoint). L’agnostique Paul Veyne résume ma vision des choses qui est aussi celle de Jerphagnon, de Luc Ferry et de Spong : « le christianisme primitif a dû son rapide succès initial auprès d’une élite à sa grande originalité, celle d’être une religion d’amour ; il l’a dû également à l’autorité surhumaine qui émanait de son maître, le Seigneur Jésus. Pour qui recevait la foi, sa vie devenait plus intense, organisée et placée sous une plus grande pression. L’individu devait se conformer à une règle qui le stylisait, comme dans les sectes philosophiques de l’époque, mais, à ce prix, son existence recevait tout à coup une signification éternelle à l’intérieur d’un plan cosmique, ce que ne lui conféraient ni les philosophies ni les paganismes. Ce dernier laissait la vie humaine telle qu’elle était, éphémère et faite de détails. Grâce au dieu chrétien, cette vie recevait l’unité d’un champ magnétique où chaque action, chaque mouvement intérieur prenait un sens, bon ou mauvais ; ce sens, que l’homme ne se donnait pas lui-même, à la différence des philosophes, l’orientait vers un être absolu et éternel, qui n’était pas un principe mais un être grand vivant[lxxviii]. »
Le Père Hamman a bien décrit cette communauté naissante : « Maîtres et esclaves, riches et pauvres, patriciens et philosophes, se rassemblent et se fondent dans une communion plus profonde que celle du sang ou de la culture. Tous se retrouvent dans une élection commune et personnelle, qui leur permet de s’appeler en toute vérité du nom de "frère" et de "sœur". Ce qui fait choc sur le païen narquois, c’est l’étonnante fusion de toutes les conditions dans la fraternité chrétienne[lxxix]. »
Élection commune et personnelle, appel à partager avec tout le monde la puissance vitale de l’amour qui élève toujours la vue humaine, qui nous rend aptes à franchir les barrières du besoin de sécurité qui nous a de tout temps emprisonnés, n’est-ce pas l’essence même de la solidarité universelle ? Cette solidarité universelle n’est-elle pas sublime ? Comment pourrait-elle jamais perdre son grandiose caractère ? Que pèse à côté d’elle l’insoluble, légère et fantaisiste querelle du Filioque ?
Dès Constantin pourtant, cette invitation à se libérer de l’instinct tribal perdit de son importance. Saint Jérôme, mort en 420 l’a bien perçu : « Avec les empereurs chrétiens, les richesses de l’Église ont augmenté, mais ses vertus ont diminué[lxxx]. »
Et plus, de persécuté, le chrétien devint persécuteur. Le pouvoir politique et le religieux étaient dès lors complices et l’histoire a montré et montre encore qu’il s’agit là d’un compagnonnage terriblement pernicieux. La noire scène des Frères Karamazov de Dostoïevski, lorsque le Grand Inquisiteur s’adresse à Jésus revenu en Espagne me vient à l’esprit : « Et se peut-il que réellement Tu ne sois venu que pour les élus ? S’il en est ainsi, il y a là un mystère et nous ne pouvons le comprendre. Mais si c’est un mystère, nous aussi avions le droit de prêcher le mystère, d’enseigner aux hommes que l’important n’est ni l’amour, ni la libre décision de leurs cœurs, mais le mystère, auquel ils doivent se soumettre aveuglément, même à l’encontre de leur conscience. C’est aussi ce que nous avons fait. Nous avons corrigé Ton œuvre et l’avons fondée sur le miracle, le mystère, et l’autorité. Et les hommes se sont réjouis d’être de nouveau conduits comme un troupeau et de se voir enfin arracher du cœur le présent fatal qui leur avait causé tant de souffrances[lxxxi]. »
Le mystère chez le Grand Inquisiteur s’est acoquiné avec le miracle et l’autorité. Le mystère devient le mobile pour asservir, le complice du surnaturel et du pouvoir religieux. Il se dégrade et devient tout le contraire de ce qu’il doit être : la condition nécessaire et suffisante pour le dialogue entre croyants et sceptiques, comme le roman de Thomas le montre bien.
Margaret Atwood exprime bien ce qu’éprouvent à notre époque beaucoup de croyants : « je suis convaincue qu’une grande part de l’attitude et de la doctrine de l’Église au cours de ses deux mille ans d’existence en tant qu’organisation sociale et politique aurait été odieuse aux yeux de celui d’où son nom est tiré[lxxxii]. »
Je vois le roman de Raphaël Thomas comme une invitation sans prétention à s’efforcer d’aller au-delà d’un catholicisme qui perd de plus en plus de sa crédibilité en Occident en s’entêtant dans un paradigme dépassé. Marcel Légaut me semble juste dans son analyse : « Le monde est maintenant "désenchanté", tout événement extraordinaire n’est plus d’office considéré comme surnaturel, et au contraire il est supposé relever de quelque mécanisme encore inconnu dans domaines où la science a autorité et la technique puissance [...] Comment (en n’en tenant pas compte) les Églises seraient-elles crédibles [...] pour des êtres ayant, par leur éducation, dans un climat informé par la pratique des sciences et des techniques, de grandes exigences personnelles de rigueur dans ce qu’ils pensent, d’exactitude dans ce qu’ils font et de vérité de ce qu’Ils vivent ?... Elles ne seraient réduites finalement à n’être que survivance d’un passé en voie de disparition[lxxxiii]. »
Je ne sais si c’est la thèse que Raphaël Thomas veut défendre, mais c’est celle que son roman m’inspire. Le souci d’une solidarité universelle me semble impérieux dans notre monde où le paradigme catholique traditionnel est dépassé et où, au même moment, le fanatisme religieux et le fondamentalisme continuent de sévir. Pourquoi ne pourrait-t-on pas rêver ?
Qu'importe comment s'appelle
Cette clarté sur leur pas
Que l'un fût de la chapelle
Et l'autre s'y dérobât
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas
Quand les blés sont sous la grêle
Fou qui fait le délicat
Fou qui songe à ses querelles
Au cœur du commun combat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas [...]
Nos sanglots font un seul glas
Et quand vient l'aube cruelle
Passent de vie à trépas
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n'y croyait pas.
Louis Aragon (Extraits de La rose et le réséda)
[i]M. l’Abbé Blavet, préfacier de Théorie des sentiments moraux, Tome Premier, Adam Smith, Paris, Édition Chez Valade Libraire, 1774, p. viii, disponible en ligne.
[ii]Umberto Eco, L’oeuvre ouverte, Paris, Éditions du Seuil, 1965, p. 9.
[iii]Ibid., p. 17.
[iv]Yves Gingras, Qu’est-ce qu’un dialogue entre science et religion?, Revue Argument, Volume 11, Numéro 2, 2009, p. 19 : lire aussi du même auteur L’impossible dialogue, science et religion, Montréal, Boréal, 2016.
[v]Le Dieu de Tobie, p. 136.
[vi]La promesse de l’aube, Romain Gary, Paris, Gallimard, 1980, p. 208.
[vii]Le Dieu de Tobie, p. 103.
[viii]Ibid, p. 7.
[ix]Ibid, p. 31.
[x]Ibid, p. 78-79.
[xi]Le Dieu de Tobie, p. 103.
[xii]Ibid, p. 130 et 141.
[xiii]Ibid, p. 47 et 150.
[xiv]Ibid, p. 66 et 146.
[xv]Ibid, p. 27.
[xvi]Jean-Louis Monestès, Changer grâce à Darwin, Paris, Odile Jacob, 2010, p. 163.
[xvii]Jacques Musset, Repenser Dieu dans un monde sécularisé, Paris, Karthala, 2015, p. 36.
[xviii]Le Dieu de Tobie, p. 10.
[xix]Henri Guillemin, opus cit., p.98.
[xx]Raymond Brown, opus cit., p. 419.
[xxi]Ibid.
[xxii]Ibid.
[xxiii]Le Dieu de Tobie, p. 32.
[xxiv]Ibid, p. 34.
[xxv]Ibid, p. 33.
[xxvi]Ibid.
[xxvii]Ibid, p. 152.
[xxviii]Cité dans J.-L. Souletie, Vérités et méthodes. La question christologique du Jésus historique après J. P. Meier, Recherches de science religieuse, tome 97, 2009, p. 386.
[xxix]P. Royannais, Le vide du tombeau ou la perplexité de l’histoire, Recherches de science religieuse, tome 97, 2009, p. 357.
[xxx]J.-L. Souletie, Vérités et méthodes. La question christologique du Jésus historique après J. P. Meier, Recherches de science religieuse, tome 97, 2009, p. 390.
[xxxi]Le Dieu de Tobie, p. 152.
[xxxii]Cité dans Pour les hommes c’est impossible, 2009, M. Bellet, Si je dis Credo, Paris, Bayard, 2012, p. 134, disponible en ligne.
[xxxiii]Olivier Roy, La sainte ignorance, Seuil, 2008
[xxxiv]Cité dans Luc Ferry, Lucien Jerphagnon, La tentation du christianisme,Paris, Grasset et Fasquelle, 2009, p. 7-8.
[xxxv]La provincialisation du monde, Christian Rioux, Le Devoir, 21 septembre 2018, disponible en ligne.
[xxxvi]Le Monde.fr, Erdogan réelu, les Turcs face à « l’hyperprésidence », 25 juin 2018, disponible en ligne
[xxxvii]Vidéo en ligne, You Tube, 10 août 2018.
[xxxviii]Delphine Minoui, Le Figaro Premium, 20 novembre 2016, disponible en ligne.
[xxxix]Jocelyn Giroux, Yves St-Arnaud, Réponse des auteurs, site l’Hypothèse Dieu, 25 octobre 2015, disponible en ligne.
[xl]Jacques Bouveresse, Raison et religion : en quoi consiste le désaccord et peut-il être traité de façon « rationnelle » ? Conférence donnée au Collège de France le 23 juin 2011, par. 37, disponible en ligne.
[xli]Cité dans Thomas Mann, Louis Leibrich, Paris, Éditions Universitaires, 1957, p. 111.
[xlii]Ibid.
[xliii]Ibid., p. 112.
[xliv]Ibid., p. 95.
[xlv]Georges Droz, Avertissement à l’Europe, La sentinelle, 27 décembre 1937, p. 1, disponible en ligne.
[xlvi]Roman Gay, La promesse de l’aube, Paris, Gallimard, Paris, 1980, p. 17-18.
[xlvii]Ibid.
[xlviii]Ibid.
[xlix]Ibid., p. 19.
[l]Milan Kundera, L’art du roman, Paris, Gallimard, 1986, p. 17.
[li]Marthe Robert, cité dans Gefen, A., Bouju, E., Macé, M. et al.,(2007) Littérature et Exemplarité, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, Open edition books. par. 12, disponible en ligne.
[lii]Cité dans Borges, L. (1993), Œuvres Complètes, Tome I, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, p. 263.
[liii]George Steiner, Œuvres, Paris, Quarto Gallimard, 2013, p. 150-151.
[liv]Ibid.
[lv]Alain Mothu, De la foi du charbonnier à celle du héros (et retour), Les Dossiers du Grihl, Les dossiers de Jean-Pierre Cavaillé, Libertinage, athéisme, irréligion. Essais et bibliographie, par. 25, disponible en ligne.
[lvi]Cité dans Henri Guillemin, opus cit., p. 34.
[lvii]Opus cit.
[lviii]Cité dans Luc Ferry, Lucien Jerphagnon, La tentation du christianisme,Paris, Grasset et Fasquelle, 2009, p. 8-9.
[lix]K. J. Dover, Greek Popular Morality in the Time of Plato and Aristote, p. 180, cité dans Christine Clavien, L’éthique évolutionniste : de l’altruisme biologique à la morale, Thèse de doctorat : Université de Genève, 2008, p. 128, note 156, disponible en ligne.
[lx] John Shelby Spong Jésus pour le XXIe siècle, Éditions Karthala, Paris, 2015, p. 261.
[lxi]Luc Ferry, Lucien Jerphagnon, La tentation du christianisme, Paris, Grasset et Fasquelle, 2009, p. 29.
[lxii]Le Dieu de Tobie, p. 25.
[lxiii]John Shelby Spong, Jésus pour le XXIe siècle, , Éditions Karthala, Paris, 2015, p. 257.
[lxiv]Ibid., p. 259.
[lxv]B. Baertschi, La neuroéthique, Paris, La Découverte, 2009, p. 28.
[lxvi]S. Hyman, cité dans Ibid.
[lxvii]John Shelby Spong, opus cit., p. 264.
[lxviii]Charles Darwin, La descendance de l’homme et la sélection sexuelle, C. Reinwald et Cie, Libraires-Éditeurs, Paris, 1891, p. 104, disponible en ligne.
[lxix]Nicolas Baumard, opus cit., p. 87.
[lxx]Ibid., p. 88.
[lxxi]Charles Darwin, opus cit., p. 132.
[lxxii]Ibid., p. 134.
[lxxiii]Nicolas Baumard, opus cit., p. 90.
[lxxiv]Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique,Tome 2, Edition numérique : Pierre Hidalgo, Philosophie, Août 2018, disponible en ligne.
[lxxv]Lucien Malson, Les enfants sauvages, Paris, Union générale d’éditions, 1964, p. 32.
[lxxvi]Luc Ferry, Lucien Jerphagnon, La tentation du christianisme, Paris, Grasset et Fasquelle, 2009, p. 33.
[lxxvii]Ibid.
[lxxviii]Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), Paris, Albin Michel, 2007, p. 37-38.
[lxxix]Adalbert-Gautier Hamman, La vie quotidienne des premiers chrétiens (95-197), Paris, Hachette, 1971, p. 48.
[lxxx]Cité dansLuc Ferry, Lucien Jerphagnon, La tentation du christianisme, Paris, Grasset et Fasquelle, 2009, p. 39.
[lxxxi]Le grand Inquisiteur, Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, disponible en ligne.
[lxxxii]Margaret Atwood, Postface, La servante écarlate, Paris, Éditions Robert Laffont, 2017, p. 519.
[lxxxiii]Cité dans Jacques Musset, Repenser Dieu dans un monde sécularisé, Paris, Karthala, 2015, p. 124.